dimanche 22 mars 2015

Simone Weil, L'enracinement, Entretien posthume


Simone Weil



1909-1943


L'enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain








Entretien avec Simone Weil.

A l'occasion des soixante six ans de la publication de son dernier ouvrage, « L'enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain », publié en 1949 chez Gallimard dans la collection espoir, sous la houlette de Albert Camus, soit sept ans après son décès, la Philosophe Simone Weil, née en 1909 à Paris décédée le 24 août 1943, à l'âge de 34 ans a bien voulu m'accorder un entretien.

Je vais m'entretenir avec Simone Weil de sujets qui font débat dans la France de 2015, sur lesquels ses collègues philosophes d'aujourd'hui, tels Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Alain Badiou, Luc Ferry, pour ne parler que des plus présents, sont interrogés par les médias. Les réponses qu'elle va m'apporter sont extraites sous forme de citations, sans modification ou reformulation d'un seul ouvrage « l'enracinement », qui compte tenu qu'il est son dernier écrit, peut être considéré comme son testament philosophique.

« Bonjour Simone. Je sais qu'il est présomptueux de la part de quelqu'un qui a passé son baccalauréat, sans même avoir compris ce qu'est la philosophie, de se confronter à vous qui avez décroché à 16 ans le baccalauréat de philosophie pour suivre ensuite les cours du philosophe Alain au Lycée Henri IV de Paris.

Vous êtes considérée unanimement, avec respect et dévotion, comme une des plus grandes et fulgurante philosophe du siècle dernier. Votre oeuvre est indissociable de votre vie de vos tourments qui sont aussi ceux de votre époque bouleversée par la montée du fascisme, le sort abominable fait aux juifs et la guerre.

Vous avez obtenu votre agrégation en 1931 après des études à l'école normale supérieure. L'enseignement dans des lycées de province ne vous satisfaisait pas. Vous allez en Allemagne au cour de l'été 1932 tenter de comprendre la montée du nazisme. Vous abandonnez, un temps l'enseignement pour travailler en usine, chez Alsthom, Chez Carnaud et Forges de Basse-Indre et enfin, jusqu'en 1935, chez Renault à Boulogne-Billancourt.

Des problèmes de santé vous obligeront à reprendre l'enseignement, mais votre engagement ne se démentira pas puisque vous consacrez l'essentiel de vos revenus au plus démunis, aux caisses de solidarité et aux grévistes de 1936. Vous décidez de vivre avec cinq francs par jour.

Dès le début de la guerre civile en Espagne vous vous engagez contre Franco et partez en Espagne. C'est une banale brûlure au pied qui vous obligera à revenir en France. Vous collaborez à la revues « Les nouveaux Cahiers » qui prône un rapprochement avec l'Allemagne.

En 1938, la juive que vous êtes, se rapproche du christianisme. Il semble que cet engagement religieux a été très profond. Vous et votre famille, vous réfugiez à Marseille en 1940. C'est dans cette ville que vous commencez à rédiger vos Cahiers et collaborez à plusieurs revues : « Les Cahiers du sud » « Anagrame »

Exclue de l'Université, vous travaillerez un temps dans une ferme. En 1942, vous partez avec vos parents aux États-Unis. En 1943 vous gagnez l'Angleterre ou vous travaillez dans les services de la France libre mais démissionnez rapidement. Votre santé vous interdit de rejoindre la France libre comme vous le souhaiteriez. Atteinte de tuberculose, c'est une crise cardiaque qui vous emportera le 24 août 1943, vous n'aviez que 34 ans. Votre mort fera l'objet de diverses spéculations, suicide ou dénutrition volontaire par solidarité avec vos concitoyens vivant avec des tickets de rationnement.

Vos écrits, dont le livre qui nous sert de référence aujourd'hui seront publiés sous votre nom après votre décès.

Vous comprendrez Simone que votre courte vie, vos origines, vos engagements dans les événements gravissimes qui ont marqué votre époque, votre volonté de vous rapprocher des plus démunis, des ouvriers et des paysans, de vivre pauvre parmi les pauvres ; tout concours à faire de vous, à mes yeux d'homme de gauche, une icône. Depuis longtemps je vous ais mise sur un piédestal, mais, parce que je suis paresseux je ne vous avais pas encore lue.

Vous lisant j'ai pris conscience qu'il est impossible de réduire votre pensée à un seul axe, en l'occurrence ici, celui de la place des hommes dans la société. Il n'est cependant ni dans mon propos ni dans mes capacités de faire la lecture plurielle qui seule pourrait vous rendre justice. Pardonnez moi d'avance cette lecture réductrice.

Croyez le bien Simone, l'exercice auquel je vais me prêter, n'enlèvera rien à l'admiration que j'ai pour vous. Je veux simplement vérifier, si, encore aujourd'hui votre philosophie peut faire référence, si je peux citer Simone Weil pour comprendre le monde qui m'entoure. Un philosophe plus qu'un romancier, plus qu'un journaliste ou un essayiste, se doit de résister à l'épreuve du temps, il a un devoir d'universalité.

JC : Le Front National fait de l'immigration un de ses chevaux de bataille. Il propose une série de mesures pour réduire l'immigration qu'elle soit illégale ou légale. Il considère que la France est trop généreuse pour les étrangers, il chiffre à 70 milliards d'euro le coût de l'immigration dont 600 millions pour l'aide médicale d'état. L'assemblée Nationale vient cependant de voter une réforme du droit d'asile, visant à améliorer le traitement des demandes d'asiles. Quelles réflexions vous inspire cette situation d'une France tiraillée entre les obligations que lui confère son statut de pays des droits de l'homme et le développement d'un populisme d’extrême droite qui stigmatise les étrangers ?

Simone :« La notion d'obligation prime sur celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui.

L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au dessus de toutes conditions, parce qu'il est au dessus de ce monde »

JC : La France a donc des obligations à l'égard de ses immigrés et des demandeurs d'asile ?

Simone : « L'obligation ne lie que les êtres humains. Il n'y a pas d'obligations pour les collectivités comme telles. Mais il y en a pour tous les êtres humains qui composent, servent, commandent ou représentent une collectivité. »

JC : Selon vous donc l’État n'a pas à se mêler de cette affaire, c'est aux citoyens de se mobiliser. Vous n'ignorez pas que des citoyens qui sont venus en aide aux migrants à Calais ont été poursuivis en justice pour avoir assisté des personnes en situation irrégulière.

Simone: « L'objet de l'obligation dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y a obligation envers tout être humain du seul fait qu'il est un être humain. Cette obligation est éternelle. Seul l'être humain à une destinée éternelle. Les collectivités humaines n'en ont pas. Aussi n'y a t-il pas à leur égard d'obligations directes qui soient éternelles. »

« Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur les structures sociales, ni sur les rapports de force, ni sur l'héritage du passé, ni sur l'orientation supposée de l'histoire. »

« Le fait qu'un être humain possède une destinée éternelle n'impose qu'une seule obligation c'est le respect. »

JC : Comment le respect s'exprime t-il ?

Simone : « Il ne peut l'être que par l'intermédiaire des besoins terrestres de l'homme. »

« la liste des obligations envers l'être humain doit correspondre à la liste de ceux qui sont vitaux, analogues à la faim. L'obligation de ne pas laisser mourir de faim est la plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser la liste des devoirs éternels.

Certains sont physiques : protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l’hygiène, les soins en cas de maladie ; d'autres en rapport avec la vie morale. On doit donc le respect à tout ce qui permet de satisfaire les besoins physiques, un champ de blé par exemple.

JC : Ce débat ne permettra pas d'approfondir tous les domaines moraux que vous abordez dans votre ouvrage. Je les cite : le respect des collectivités humaines, l'ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l'égalité,la hiérarchie, le dévouement, l'honneur, le châtiment et la liberté d'opinion.

Avant de m'attarder sur la liberté d'opinion, je souhaiterais que vous me disiez un mot sur la liberté et l'égalité qui figurent dans notre devise républicaine, tout en remarquant que le troisième mot, fraternité,  ne fait pas parti, selon vous, des obligations morales.

Simone : « La liberté consiste dans la possibilité de choix.

"Partout ou il y a vie commune, il est inévitable que les règles, imposées par l'utilité commune limitent les choix. A ces conditions, la liberté des hommes de bonne volonté, quoique limitée dans les faits est totale dans la conscience.
Ceux qui manquent de bonne volonté ou restent puérils ne sont jamais libre dans aucun état de société. »

« l'égalité consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs que la même quantité de respect et d'égard est due à tout être humain, parce que le respect est du à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.

"Pour qu'elles (les différences parmi les hommes) ne soient pas ressenties comme ayant cette signification ; il faut un certain équilibre entre l'égalité et l'inégalité. »

JC  Je ne suis pas convaincu, Simone, par votre manière de poser clairement une définition pour aussitôt la nuancer et vous lancer dans des raisonnements qui finalement enlèvent toute substances à des idées qui ne souffrent pas de nuances. Mais je vous comprends. Là ou je reste dans les idéaux vous creusez la réalité sociale.

Passons à la liberté d'expression. Les attentats contre Charlie hebdo ont remis ce problème sur le devant de la scène. Je souhaiterai connaître votre position dans un débat posé en ces termes par le Nouvel Observateur. « pourquoi Dieudonné est-il attaqué alors que Charlie Hebdo peut faire des unes sur la religion ?

Simone : « La liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence. Par suite c'est un besoin de l'âme, car quand l'intelligence est mal à l'aise, l'âme entière est malade. »

JC : Et bien voilà une position sans ambiguité ! Mais je vous laisse continuer…

Simone : « ...Liberté absolue, mais de manière qu'il soit entendu que les ouvrages qui s'y trouvent publiés n'engagent à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs.

« Au contraire, les publications destinées à influer sur ce que l'on nomme l'opinion, c'est à dire en fait sur la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes conditions que tous les actes.

« Il est clair que la presse quotidienne et hebdomadaire est dans le second domaine. Les revues également car elles constituent toutes un foyer de raisonnement pour une certaine manière de penser. De même pour la littérature...les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé.

« Le besoin même de liberté, si essentiel à l'intelligence, exige une protection contre la suggestion, la propagande, l'influence par obsession….les âmes humaines en sont les victimes.

« De même il peut y avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, non seulement pour atteinte aux principes de moralité publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement corruptrice.

JC : Et bien Simone, tu n'y va pas par le dos de la Cuiller. Ça commence à sentir le Goulag ! Que fais tu des journalistes ?

Simone : « La liberté d'opinion est due uniquement et sous réserve au journaliste, non au journal ; car le journaliste seul possède la capacité de se former une opinion. Un journal peut-être supprimé sans que les membres de la rédaction perdent le droit de publier ou bon leur semble, dans les cas les moins graves, de rester groupés pour continuer le même journal sous un autre nom. Seulement il aura été publiquement marqué d'infamie et risquera de l'être encore. »

JC : Des journalistes sans journaux, des journaux sans journalistes, j'ai du mal à te suivre. En tout état de cause, avec des idées pareilles il vaut mieux que tu t’abstiennes d'aller débattre sur la liberté de la presse au Grand Journal de Canal +, même face à Jean-Luc Mélanchon.

Simone : « L’intelligence est vaincue dès que l'expression des pensées est précédée du petit mot « nous » La solution pratique immédiate c'est l'abolition des partis politiques. »

JC : Je te suivrai pas sur ce terrain. Abordons maintenant le thème central de ton ouvrage ou tu traites successivement du déracinement et de l'enracinement. Ma méconnaissance de l'histoire de la pensée philosophique me met dans une position un peu délicate. Un petit tour sur internet m'a donné le vertige.

L'enracinement est un concept ancien, Hegel l'a utilisé, et son caractère métaphorique permet de le mettre un peu à toutes les sauces dans des domaines aussi différents que la littérature, l'histoire, la sociologie, l'économie, la philosophie et même dans des publications fort récentes de management. (l'enracinement comme fidélité à l'entreprise). L'enracinement est une thématique très en vogue au Québec, en fait peut être pour partie, parce que le mot sonne bien avec l'accent. Essayez dans votre tête.

Par ailleurs l'enracinement renvoie au concept, plus moderne, ou en tout cas, d'actualité, d'identité. Chacun sait que l'identité est aujourd'hui une source inépuisable de polémiques. L'identité est au cœur d'enjeux politiques majeurs au moment ou l’extrême droite française et européenne, construit sa progression sur des idéologies de replis identitaires et nationalistes. J'ai conscience que je risque de te faire porter le chapeau des idées de l'extrême droite d'aujourd'hui.

Il faut, je crois, garder bien en tête que tu développe les thèmes du déracinement et de l'enracinement dans le cadre, inhabituel, d'une philosophie du devoir. Nous sommes aujourd'hui plus familiers des droits de l'homme qui renvoient à l'homme universel et non pas à l'homme territorialement, historiquement et socialement enraciné.

Sur le plan de la méthode, je vais continuer à puiser directement dans ton texte, en évitant, tant dans mes questions que dans mes analyses de te juger à la lumière de nos débats d'aujourd'hui. Je t'aime trop Simone et je sais que tu n'étais animée que de bonnes intentions. Je sais aussi que les bonnes intentions de la gauche de ton époque ont conduit aux dizaines de millions de mort du Goulag, de la révolution culturelle, des Kmers rouges et autres joyeux drilles.

En avant Simone. C'est quoi l'enracinement ?

Simone: « l'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. »

« Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »

« Il y déracinement chaque fois qu'il y a conquête militaire.

JC : Seulement ?

Simone : « Même sans conquête militaire, le pouvoir de l'argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie de déracinement . L'argent détruit les racines partout ou il pénètre.

JC : Pour le moment tu me rassure, ce n'est pas à une glorification de l'enracinement que tu te prêtes, c'est à une analyse des méfaits de la guerre, de l'argent et de la domination économique sur les ouvriers et les paysans.

Simone : « Il est une condition sociale entièrement et perpétuellement suspendue à l'argent, c'est le salariat,….c'est dans cette condition sociale que la maladie du déracinement est la plus aiguë.
Le second facteur de déracinement est l'instruction...la culture s'est développée dans des milieux très restreints…
« En France le déracinement de la condition prolétarienne avait réduit le monde ouvrier à un état de stupeur inerte et jeté une autre dans une attitude de guerre à l'égard de la société.

« Sous l'effet de la guerre, la maladie du déracinement a pris dans toute l'Europe une acuité telle qu'on peut légitiment en être épouvanté.

« Depuis des siècles, les hommes de race blanche ont détruit du passé partout, stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux...Le passé détruit ne revient jamais plus.

« Le problème du déracinement paysan n'est pas moins grave que celui du déracinement ouvrier. Il est contre nature que la terre soit cultivée par des êtres déracinés. Au reste il ne faut pas donner une marque publique d'attention aux ouvriers, sans en donner une autre symétrique aux paysans. Car ils sont très ombrageux, très sensibles et toujours tourmentés par la pensée qu’on les oublie.

« La prostitution est un exemple typique de cette propriété de propagation que possède le déracinement. La situation de prostituée professionnelle constitue le degrés extrême du déracinement. »


JC : Excuse moi Simone si je passe vite . Cet entretien ne me permet pas d'entrer dans le détail de ton analyse, nourrie par Marx des conditions de production, ni du rôle de la culture, des syndicats ou de l'école. Ni même sur ceux de la nation de la patrie et…. Du catholicisme. Je retiens que la guerre en créant des obligations envers son pays renforce le patriotisme, l'adhésion à des valeurs communes qui un temps réduisent les effets du déracinement.

J'ai été dérangé par de surprenants hommages à la clairvoyance d'Hitler. Citer Hitler en le qualifiant de Génial ? Bien sur il ne s'agit en aucun cas d'un hommage, comment serais-ce possible, toi qui depuis des années a consacré toutes tes forces à comprendre la montée du fascisme, il ne sagit pas non plus de second degré. Tu prends seulement acte de l'efficacité redoutable du mal qui se déploie. A ne pas prendre au pied de la lettre donc mais avec le recul qui s'impose.

Simone : « L'observation géniale d'Hitler sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas l'emporter sur des idées si elle est seule, mais elle y parvient aisément, en s'adjoignant quelques idées d'aussi basse qualité qu'on voudra. »

Hitler notamment a apporté sur ce point une contribution durable au patrimoine de la pensée humaine.

JC : Passons. Venons en à l'enracinement. Pour la première fois tu reviens aux sources de la philosophie, te référant à Platon, Montesquieu, Rousseau. Tu poses le problème de l'enracinement comme « une méthode pour insuffler une inspiration à un peuple » en l’occurrence il s'agit de préparer l'après guerre en France

Simone : « Jamais aucune action n'est exécutée en l'absence de mobiles capables de fournir pour elle la somme indispensable d'énergie. Vouloir conduire des créatures humaines vers le bien en indiquant la direction, sans avoir veillé à assurer la présence des mobiles correspondants, c'est comme si l'on voulait, en appuyant sur l'accélérateur, faire avancer une auto vide d'essence.

« On peut assez facilement classer les moyens d'éducation classés dans l'action publique.

« D'abord la crainte et l'espérance, provoquées par les menaces et les promesses.

« La suggestion.

« L'expression, soit officielle, soit approuvée par une autorité officielle, d'une partie des pensées qui dès avant d'avoir été exprimées, se trouvaient réellement au cœur des foules, ou au cœur de certains éléments actifs de la nation.

« L'exemple.

« Les modalités mêmes de l'action et des organisations forgées pour elles.

« Le premier moyen est le plus grossier, il est toujours employé, le second l'est par tous aujourd’hui. C'est celui dont le maniement a été génialement étudié par Hitler.

JC : Simone cesse de parler de Hitler comme d'un génial philosophe, si tu savais, mais peut-être t'en doute-tu ce qu'il est entrain de faire à ton peuple. Ce n'est pas la suggestion qui se pratique dans les camps de la mort. Continue je te prie.

Simone : «  actuellement nous ne disposons que de deux intermédiaires, la radio et le mouvement clandestin. Pour les foules françaises, la radio compte presque seule.

La suggestion est comme l'a vu Hitler une emprise. Elle constitue une contrainte.

JC : J'ai du mal à suivre le cheminement complexe de ta pensée, qui se déploie sans frontière entre sociologie, philosophie, économie et mysticisme. Je tombe sur une pépite qui me bouleverse.

Simone : « On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l'a : c'est d'être dans l'histoire. Qu'on le tue, Qu'on le torture, qu'on l'humilie, l'histoire sera toujours là pour protéger son âme contre toute atteinte de la souffrance et de la mort. Ce qu'on lui infligera, ce sera inévitablement de la mort historique, de la souffrance historique ; de l'histoire.

« Surtout cela n’empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser que Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas malheur à ses contemporains.

JC : chapeau Simone, là tu es vraiment visionnaire. Les fascinés par Hitler existent bel et bien aujourd'hui. Ils sont avec ceux qui les tolèrent, voire les encouragent, un danger pour notre société en désarrois.

Pour ce qui est de la fin de ton ouvrage, je crains, faute de compétence philosophique, de n'avoir pas compris le fond de ta pensée. Je lui laisse cependant un moment libre cour parce qu'il s'agit de l'amour.

Simone : «La pensée qui a véritablement enivré les anciens, c'est que ce qui fait obéir la force aveugle de la matière n'est pas une autre force plus forte. C'est l'amour. Ils pensaient que la matière est docile à la sagesse éternelle par la vertu de l'amour qui la fait consentir à l’obéissance.

L'ordre du monde doit être aimé parce qu'il est pure obéissance à Dieu….à ce titre, tout sans exception, joies et douleurs indistinctement, doit être accueilli dans la même attitude intérieure d'amour et de gratitude.

Le travail physique consenti est après la mort consentie, la forme la plus parfaite de la vertu d’obéissance.

« Le travail physique est une mort quotidienne.

« La mort et le travail sont choses de nécessité et non de choix.

« Immédiatement après le consentement de la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l'acte le plus parfait d’obéissance qu'il soit donné à l'homme d'accomplir.

« Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel. »

JC : voilà c'était la dernière phrase de ton livre. Si je résume, pour toi, la notion d'enracinement recouvre la nécessité de redonner du sens à la société (française) une fois que seront passés les traumatismes liés à la guerre. Nous sommes loin et c'est tant mieux de la conception identitaire que ce concept recouvre le plus souvent. La recherche du sens passe par l'acceptation des règles (loi) donc une obéissance consentie. Cette obéissance a un sens religieux car elle est acceptation de l'ordre divin du monde dans ce qu'il a de bon et de mauvais. Elle a aussi un sens pratique parce qu'elle permet d'accepter le travail qui seul permet d'améliorer les conditions matérielles de la vie et en même temps lui donne un sens spirituel. Si j'ai bien compris ta philosophie se rattache au stoïcisme.

Pour conclure  je voudrais simplement te dire que je t'aime parce que tu es une femme animée par le soucis de l'homme et que ta vie t'a conduit vers les travailleurs plutôt que vers des catégories sociales auxquelles ton éducation pouvait te faire prétendre. Je ne peux que constater que ta philosophie, animée des meilleures intentions a conduit, à ton insu, aux pires totalitarismes.

A la relecture je viens de constater que sans m'en rendre compte je suis passé du vouvoiement au tutoiement. Je t'aime Simone.