lundi 1 décembre 2014

Au Maroc, Pierre Loti

Louis Marie Julien Viaud dit Pierre Loti, né le 14 janvier 1850 à Rochefort, mort le 10 juin 1923 à Hendaye,





Henri de Montherlant a écrit que "Au Maroc" est le meilleur livre qu'il ait jamais lu sur le Maroc. Peut-on lui faire confiance ?

Au Maroc » Publié en 1890 est le journal du voyage d'une ambassade conduite par le Ministre plénipotentiaire Patenôtre de Tanger à Fez puis Meknès, entre le 26 mars et le 4 mai 1889, pour présenter ses lettres créance au Sultan de Fez. Cette période correspond à une interruption de la carrière de marin de Pierre Loti. Il reste cependant un militaire et c'est à titre officiel qu'il accompagne le Ministre. Son rôle demeure flou, en tout cas son journal, fort détaillé ne fait état d'aucune mission, hormis représentative.

Cette ambassade qui fut effectuée avec toute la pompe diplomatique, les commodités et les services dus à des personnages importants ne peut à proprement parler pas être considérée comme un véritable voyage, tout au moins au sens d'une Alexandra David Neil ou d'autres voyageurs explorateurs. Bien sur le voyage effectué à cheval ou à dos de mule est proche de la nature, mais bien loin des vrais gens et de la vraie vie.

Un tel contexte n'est évidement pas propice à une approche du Maroc profond. Mais Pierre Loti, le diplomate, auréolé de son prestige diplomatique, est-il intéressé par le Maroc du peuple ?

A quoi peut-on juger qu'une œuvre résiste à l'épreuve du temps ? C'est, bien entendu, d'abord, une question de qualité littéraire , mais c'est surtout une question de valeurs et de préjugés. Les écrivains dont le nom a résisté à l'oubli ont généralement une grande et belle écriture. C'est le cas de Pierre Loti « Au Maroc » est superbement écrit, une écriture qui magnifie la beauté des paysages sauvages et incroyablement fleuris du Maroc au printemps. Je connais et j'adore le Maroc à cette saison ou la nature se tapisse de fleurs milticolores et ou les cigognes se regoupent avant de regagner l'Europe, Pierre Loti lui rend presque justice, je dis « presque » car il bascule sans transition d'une vision de jardin d'éden à la vision d'un Pays désolé couvert de friches et de ruines, sans routes ni ponts. L'auteur oscille entre attraction et répulsion. Les changements de registre de vocabulaire traduisent son ambiguité. Il voudrait faire penser qu'il aime mais le naturel de sa gène revient au galop. La pluie omniprésente renforce l' atmosphère dominante  d'abandon et de sauvagerie.

Un écrivain du 19ème siècle sait glorifier la nature, c'est même sa marque de fabrique, mais celui qui résiste au temps n'est autre que celui qui sait dépasser les préjugés de son époque pour en voir et en dénoncer les travers, parce qu'il a l'intuition de valeurs humaines universelles et intemporelles, autour desquelles peuvent se retrouver tous les lecteurs à travers les époques. Vous avez compris que c'est loin d'être le cas pour Pierre Loti
.
Plutôt que de me lancer dans de laborieuses analyses ou périphrases, je vais laisser Pierre Loti faire seul la preuve de sa suffisance, de son peu d'ouverture d'esprit, de ses préjugés, de son conformisme, de son mépris, de son racisme, de son antisémitisme de son ambiguïté à l'égard des femmes et de son manque de clairvoyance politique et historique. Je ne voudrais pas que le costume que je taille à notre prestigieux académicien puisse être taxé de subjectivité due à un parti pris ou un préjugé défavorable de ma part, aussi je vais faire la part belle aux citations.

Suffisance

« Nous voyageons avec tout le confort des nomades n'ayant à nous occuper de rien » Pierre Loti voyage avec une imposante caravane escortée par des cavaliers armés et comptant une multitude de serviteurs qui installent le luxueux campements avant l'arrivée de la caravane, aménagent les sites ou sont pris les repas. « une grande tente salle à manger est montée chaque midi ». Les chefs des tribus traversées accueillent les hôtes du Sultan avec des fantasias, offrent la mouna, offrande sous forme de repas pantagruéliques et raffinés et de bêtes égorgées par dizaines . «  chaque soir les tributs amènent aux représentants du sultan, la dîme, la rançon que notre qualité d'ambassade nous donne le droit de prélever » « amphores pleines de lait de brebis, de beurre, paniers d’œufs, cages rondes en roseaux remplies de poulets attachés par les pattes, quatre mules chargées de pains de citrons, d'oranges et enfin douze moutons tenus par les cornes » Les solliciteurs accompagnent leurs requêtes au Sultan de sacrifices de bœufs.

Loti se réjouit de sa situation privilégiée et méprise le peuple et les petites gens«  Pour garder nos innombrables bagages, nos gens ont couché dans la rue, effondrés dans leurs burnous » « une centaine de mules entêtées et de chameaux stupides » Il oppose les couleurs ternes du peuple à celles chatoyantes de l'escorte. « la masse des paysans ou des pauvres en burnous gris, en sayons de laine brune…c'est un immense fouillis d'une même nuance terne et neutre » «  le coloris oriental des cavaliers de notre suite, les cafetans roses, les cafetans oranges, les cafetans jaunes, les selles de drap rouge et les selles de velours »

Il ironise sur un de ses collègues écrivain« Huysman » qui subit la promiscuité de voyages en sleeping » et n'hésite pas à conclure sa journée par de petits fantasmes orientalistes sur les femmes« Je me rendors en rêvant de cette cour de Fez, ou habitent derrière des murs et sous des voiles, tant de mystérieuses belles… » et pour faire bonne mesure…un fantasme sur les hommes « Les beaux bras nus des cavaliers, fauves comme du bronze sortent des manches larges relevées jusqu'aux épaules »

Malgré deux mariages et une période de sa vie ou il entretenait deux ménages simultanément (quel homme!) l'homosexualité de Pierre Loti ne semble plus faire de doute.

Loti est ébloui par tant de privilèges. Grand bien lui fasse. Il serait pardonnable au simple motif qu'il est éclaboussé par la gloire des puissants, s'il ne méprisait pas les pauvres, les serviteurs, le peuple, le pays même « un pays inculte à peu près laissé à l'état primitif »

Mépris pour les hommes

Pauvres ou riches, faibles ou puissants, tous les marocains sont à la même enseigne.

La bastonnade ou la torture infligés aux serviteurs ou au voleurs n'indignent en rien notre militaire écrivain. Comment relate t-il la traversée d'un marché ?«  Nous n'avançons plus que difficilement et nos arabes d'escorte, à coup de lanières, à coup de bâtons et de crosses de fusils, écartent à grand peine cette plèbe, qui s'ouvre sur notre passage en hurlant. » Après une difficile journée de pluie pendant laquelle les bêtes de somme sont fréquemment tombées dans la boue il relate que « séance tenante on donne la bastonnade aux muletiers pour avoir mal conduits leurs bêtes. » Il justifie le supplice du sel que l'on inflige aux voleurs, qui consiste à leur taillader la pomme des mains, de la remplir de sel, de l'attacher solidement refermée et de laisser le supplicié lentement mourir de douleur. «  Le Maroc est encore au moyen age et à cette époque nous avions des supplices qui n'avaient rien à envier à celui-ci et on ne peut en vouloir à un peuple qui a introduit dans son code quelque chose qui donne un peu à réfléchir aux pirates des montagnes »

Les chefs de tributs sont « des détrousseurs, la délégation est sous leur protection d'accord, mais ce sont quand même des bandits. »

Le Sultan de Fez lui même n'échappe pas au mépris «  Il apparut comme une haute momie blanche à figure brune, toute voilée de mousseline…étrange cavalier presque informe...il approche et voici enfin près de nous, ce fils authentique de Mahomet bâtardé de sang nubien. »


Les jeunes nobles, les futurs vizirs sont « étiolés, pâles, mornes et affaissés sur leurs coussins » le fils du vizir est « le plus affaissé, l'air absolument abêti, excédé d'ennui et de lassitude »

Mépris pour les lieux

La ville de Fez est décrite de manière fort peu flatteuse «  murs décrépis, en ruine, ruelles étroites, jonchées de détritus dans la boue, maisons imbriquées, délabrées, sombres et sales, sans confort » Pierre Loti va jusqu'à s'excuser de l'emploi excessif du mot vieux quand il parle de Fez.

« Au delà, l'obscurité des campagnes sauvages qui sont plus inhospitalières encore que les villes, qui sont sans routes pour fuir et ou habitent des tributs qui coupent les têtes. »
Condescendance

Dès le début ce sa mission il voit Tanger comme une porte dans l'espace et dans le temps « J'ai le sentiment d'un recul subit à travers les temps antérieurs » , le Maroc est un grand pays primitif.

« A quoi bon une ambassade avec un tel souverain, qui reste comme son peuple immobilisé dans les vieux rêves humains presque disparus de la terre. Nous sommes absolument incapables de nous entendre »

« Avec ce peuple rien n'aboutit… Les vizirs temporisent, ce qui est la grande force de la diplomatie musulmane »


Racisme

A l'entrée de la ville de Fez l'accueil est assurée par une haie de fantassins noirs. « l'infanterie est recrutée on ne sait comment, nègres pour la plupart et ridicules sous ce costume de zouave, regardés de près, ils donnent l'impression d'une armée de singes… tout cela est en plein moyen age. » redit un peu plus loin « des soldats nègres, habillés de rouge, de toute la pitoyable armée de singe »


Antisémitisme


Pierre Loti qui s'est affranchi de la délégation pour vivre seul dans la maison « sombre et délabrée » d'un amis va dans la « sordide ville des juifs » pour acheter des objets anciens et des bijoux. Il raconte :

« A l'entrée de la ville le dépôt général des bêtes mortes… qui pourrissent au soleil rependant une odeur sans nom » « l'accueil est assuré par deux ou trois personnages… qui me dévisagent avec des yeux roués et cupides, flairant déjà quelques affaires à conclure, des figures chafouines longues, étroites, blanchâtres, des nez minces qui n'en finissent plus et des cheveux longs et rares, en tire bouchon, épars, crassissants des robes noires qui collent aux épaules pointues. » Sans commentaires, il apparaît difficile de mettre plus de poncifs dans une seule phrase.

Complétons «  J'ai le regret d'aller m'enfouir dans ces bouges de moisissures, chez des êtres si laids, une veille de départ. »

Femmes fantasmées


Marchandises :Lors d'une visite au marché aux esclaves il examine une jeune fille en vente « Nous la fîmes lever, pour la voir, comme c'est l'usage pour toute marchandise. C'était une petite fille de seize à dix huit ans, dont les yeux pleins de larmes exprimaient un désespoir résigné mais sans borne. Oh la pitié qu'elle nous fit !» Quel cynisme dans ce raccourci indécent. La pitié est sans doute réelle mais pas au point de renier l'esclavage.


Superbes mais inaccessibles :Les terrasses sur les toits des maisons sont le domaine des femmes. Pierre Loti se plaît à les observer en cachette avec une curiosité pleine de sous-entendus coquins. Il est fasciné par ces femmes achetées « L'une d'elle appartient  à un de mes voisins » une nouvelle « recrue » « quel est le riche voisin qui a acheté cette jeunesse ardente et ses reins superbes. » Le fait que ces femmes superbes ne soit que possession pour certains et lui soient interdites accroît son trouble.



Le Maroc était durant le 19ème siècle au cœur de représentations orientalistes. De nombreux peintres dont les plus connus sont Delacroix puis Matisse sont dans cette veine. Le récit de voyage (mission) de Pierre Loti oscille entre fantasmes et poncifs. Dans sa préface il confesse « une sorte d'atavisme relatif à tout ce qui touche au monde arabe » et déclare « je me suis toujours senti l'âme à moitié arabe » étonnantes déclarations venant d'un écrivain qui a écri toutes les horreurs que vous venez de lire.
Pierre Loti fait parti de ces écrivains parfaitement à l'aise dans leur siècle dont ils épousent les manières de penser. Sa bonne conscience est sans faille. A ce titre il n’appartient à personne de porter un jugement de valeur sur l'homme. Pourtant à l'évidence le Pierre Loti de « Au Maroc » n'est plus lisible aujourd'hui. Seule son époque étroite et bornée a pu le couvrir de gloire. Il a manqué à Pierre loti la modestie, le recul, l'humanité et le génie nécessaire pour s'élever au dessus de son époque et prétendre à l'immortalité, pas seulement celle, illusoire de l'académie Française.